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Koko Owens Blues

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Message par T.Jiel Ven 7 Juil 2017 - 7:02

Livraison de la semaine...



Un événement marqua cet automne 44 : le passage de Micky. Il débarqua sans prévenir en octobre dans le garage. Lui aussi était parvenu au terme du contrat et n'avait pas souhaité le renouveler. Il arriva par le chemin de fer depuis Paris où il s’était visiblement attardé.
-  Ouah, cousin, putain, mais Paris c'est drôlement bien, tu sais !
Il était en pleine forme, et beau comme une Cadillac, le Micky, avec ses dents neuves. Ils s'embrassèrent, se tapèrent dans le dos. Son arrivée au Garage Pommier fit beaucoup de vent.
-  François, je suis vraiment heureux de vous présenter mon cousin Michael. Vous savez, je vous en ai déjà parlé.
François Pommier fit bon accueil à ce deuxième Nègre, remerciant le Ciel tout de même de n'avoir qu'une seule fille.
Puis Koko n'eut de cesse de lui présenter aussitôt sa petite famille. Lise était dans la cour, assise devant la maison auprès du landau. Micky la vit de loin :
-  Houah, mec, elle et drôlement canon, ta Lise, lui souffla-t-il en luis tapant du coude dans les côtes. Ils s'approchèrent et Lise s'immobilisa en les entendant, puis se redressa. Koko fit les présentations. Il lui avait déjà parlé de Micky. Elle savait combien ce dernier comptait pour lui. Elle tourna alors son visage vers lui, puis, au bout de quelques secondes, ôta les verres sombres qui cachaient ses yeux. Micky resta interdit, pas plus d'une fraction de seconde, je vous promets. Il regarda ensuite rapidement son cousin, un nuage dans le regard (Koko ne lui avait rien dit dans sa lettre, juste qu’il s’était marié), puis se tourna de nouveau vers Lise :
-  Hé, cousine, content de te connaître !, et il la serra franchement et vigoureusement dans ses grands bras, comme une sœur.
Alors elle lui sourit, de son beau sourire.

Le Major Général Phillip Coton Colour quitta définitivement la France pour rentrer au pays un peu avant les fêtes de Noël, après avoir passé ses livres de compte à d’autres. Les adieux furent chaleureux. Il se fit prendre en photo devant la maison par son nouvel ordonnance, avec les Pommier et les Owens, le petit Phillip dans les bras.
-  Je vous les enverrai, ces photos, les amis ! Puis se tournant vers Koko et baissant la voix, souvenez-vous de ma proposition, Owens, elle tient toujours. Car Dieu seul sait ce que l'avenir réserve ! En attendant, je vous souhaite le meilleur, à vous et votre nouvelle famille.
Ils s'étreignirent. C'était une jolie navigation de conserve d'un an et demi qui prenait fin. Pommier offrit cinq de ses fameuses bouteilles de vénérable Calva au Général :
-  En souvenir de la Somme, Général ! En canard avec un bout d'sucre dans une p'tit' cuillère, pour Madame Colour, vous verrez, ce s'ra très bon pour sa gorge…
Les gens sont toujours ainsi, généreux lorsqu'ils fonctionnent bien.

Micky resta jusqu’aux fêtes de fin d’année, et fit des merveilles dans l'atelier. Toute cette histoire de livraisons ne l'intéressait absolument pas, mais la mécanique et la bidouille, il en redemandait toujours autant.
François Pommier resta pantois devant les prouesses de cet escogriffe joyeux qui, clés en mains du matin au soir, remis en service une Jeep et deux nouveaux GMC avant Noël. Véhicules qui furent d'ailleurs aussitôt revendus. La musique qui se dégageait du couple Micky-Koko au travail (les deux cousins firent le boulot ensemble) le mit en confiance. De toute façon, les résultats étaient là : à la fin, ça roulait !
Avec Micky l’ambiance dans la maison changea sensiblement. Certes, les échanges étaient bien évidemment plus compliqués, vu qu’il ne parlait pas un mot de français. Koko par contre commençait à bien se débrouiller. Il suivait à présent à peu près 80% de ce qui se disait autour de lui, à l’exception de ce qu’exprimait la grand-mère, bien sûr. Son vocabulaire s’enrichissait de jour en jour, grâce au soutien des époux Pommier et surtout de Lise qui portait une attention particulière à son apprentissage du français. Du coup, il servait d’interprète dans les échanges laborieux entre son cousin et le reste de la famille. Mais lorsqu’il s’agissait de rire, il n’y avait pas besoin de traducteur. Il suffisait de respirer l’air de la pièce. Il y eut de nombreuses parties de rigolades à partir de quiproquos idiots par exemple, ou de blagues lancées par l’un ou l’autre. La Mémé elle-même ne fut pas la dernière à partager l’hilarité générale de ces moments là. Il y eu aussi les soirées passées à raconter. Les Red Tails de Benjamin Oliver Davis Jr, les vols, la casse, les pannes. La Tunisie, magnifique et étrange, la Corse ensuite. Micky avait avec lui un sac rempli de souvenirs colorés et odorants, beaux et tragiques. Ceux qui partaient dans leur zinc mais ne revenaient pas. Il leur montra un livre qui lui avait été dédicacé par son auteur :
-  C’était un commandant français vraiment cool, mon frère. Il est parti en mission fin juillet 44 et il n’est pas rev’nu. Il paraît qu’il était connu comme écrivain. Un super bon pilote. J’avais dépanné son P 38 à Porreta près de Bastia et il m’avait offert ce bouquin. Tiens, si tu veux, je vous l’offre. Pour Phillip.
Tous les regards se tournèrent vers ce petit livre que Koko feuilleta.
-  C’est un livre pour les enfants on dirait, avec des dessins, dit-il au bout d’un moment.
- Oui, c’est un conte. Tu vas voir, c’est assez beau.
Koko en lu un passage à voix haute en essayant de traduire :
-  C’est un renard qui parle avec un petit enfant, annonça-t-il à la cantonade :

« Le renard parut très étonné :
-  Sur une autre planète ?, dit le renard.
-  Oui.
-  Il y a des chasseurs, sur cette planète là ?
-  Non
-  Rien n’est parfait, soupira le renard.
Mais le renard avait son idée :
-  Ma vie est... (Koko chercha un mot dans le dictionnaire de Twist toujours à portée de main)… monotone. Je chasse les poules, les hommes me chassent. Toutes les poules se ressemblent, et tous les hommes se ressemblent. Je... (dictionnaire à nouveau)… m’ennuie un peu. Mais si tu… (dictionnaire encore)... m’apprivoises, ma vie sera comme emplie de soleil. »

-  Oh que c’est beau, fit Lise. Lis en nous encore un passage.
Le gars s’appelait Antoine de St Exupéry, le livre, « The Little Prince ».
Micky revint sur les quatorze mois que Koko avait passés avec Colour dans le sud de l’Angleterre.
-  Et alors, mon frère, sa Jeep, ça l’a fait ?
Il n’était en fait pas nécessaire à Micky de poser cette question à son cousin, il avait pu réaliser par lui-même en travaillant avec lui dans le garage Pommier combien Koko se débrouillait à présent.
Et Koko racontait à son tour la traversée de l’atlantique, l’Angleterre, Londres... Les autres écoutaient, posaient parfois quelque question. Chacun imaginait et voyageait.

Le 24 décembre, tous se rendirent à la messe de minuit célébrée encore une fois au château où les américains étaient toujours cantonnés. L’assemblée eu encore droit au chocolat chaud et aux brioches à l'issue de la messe, si ce n’est qu’en plus il y avait du cidre offert par le bedeau.
Le lendemain et les jours qui suivirent, jusqu’au nouvel an, régna une délicieuse ambiance de fête dans la maison. Pour le 31 au soir, des voisins furent invités. L’assemblée dansa au son du gramophone et des disques de Colour.

Micky quitta Koko et sa nouvelle famille début janvier. A lui aussi le pays manquait. Koko le conduisit à Cherbourg à l’occasion d’une livraison de pommes de terre avec le Dodge ambulance. Là il trouverait un bateau pour Boston.
-  Tu sais, Koko, j’le sens bien, tout ça, là. Lise est vraiment bien. Sa famille est cool, je trouve. Et ton p’tit Phillip hein…
Koko en convenait. Il était toujours sur son nuage.
-  En fait tu vois mon frère, j’ai eu un sacré coup d’chance de débarquer en Europe avec Colour. Tu n’peux pas imaginer l’aide qu’il m’a apportée.
Oui, et sa rencontre improbable avec Lise, ça avait été un vrai putain de bol aussi…
-  Mais tu as l’intention de rester en France ?
Koko n’avait pas d’intention, lui expliqua-t-il. Juste d’être là où Lise et leur fils étaient. Micky comprenait. Mais il aurait bien aimé revenir au pays avec son cousin, et pourquoi pas, y démarrer quelque chose avec lui.
-  Tu sais qu’on m’a proposé du boulot chez Loockheed ? Mais en fait, je crois que je vais retourner chez mon ancien patron à Harlem, il m’attend. Il a un plan pour ouvrir un second garage. New-York est une bonne ville. Et puis les choses vont changer pour nous là-bas, après cette guerre.
Ce en quoi il se trompait lourdement. Le quotidien des citoyens Noirs américains ne devait pas changer par magie après leur contribution à la seconde guerre mondiale. La magie, ça n’existe pas. Non, la magie, ça n’existe pas. La même chose se produisit d’ailleurs en France, de manière plus tragique encore puisqu’aux « troupes indigènes » qui contribuèrent si courageusement à la libération, on avait promis une juste émancipation en échange de leur engagement. Emancipation qui non seulement ne leur fut pas accordée, mais dont l’idée même fut brutalement noyée dans le sang le jour même de l’armistice, à Sétif, Algérie. Du reste l’armistice ne devait pas mettre fin à ces terribles années de guerre. Le nouveau gouvernement français s’empressa aussitôt de porter lamentablement les armes dans ses anciennes colonies dont le contrôle lui échappait : Indochine dès 1945 puis Algérie, sans oublier en passant le coup de main en Corée sous égide de l’ONU.  
Mais tout ceci est une autre histoire, n’est-ce-pas ?
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Message par Invité Sam 8 Juil 2017 - 16:24

Une des citations du Renard dans le " Ch'tit Prince " que j'aime beaucoup et qui devrait plaire à Koko ..:

" On ne voit bien qu'avec le cœur, l'essentiel  est invisible pour les yeux... "  Cool

EDIT: Mais bon,  sa Femme étant aveugle, elle aurait pu mal le prendre... Koko Owens Blues - Page 4 449707 Koko Owens Blues - Page 4 794303

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Message par T.Jiel Lun 10 Juil 2017 - 9:45

Bingo, Pape!!! Au contraire, cette citation colle parfaitement avec l'histoire!!! Je vais la reprendre. Wink
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Message par Invité Lun 10 Juil 2017 - 11:08

Je ne suis plus un Bedeau alors..?  Very Happy

La citation dans son contexte:

« -Va revoir les roses. Tu comprendras que la tienne est unique au monde. Tu reviendras me dire adieu, et je te ferai cadeau d’un secret.

Le petit prince s’en fut revoir les roses.

-Vous n’êtes pas du tout semblable à ma rose, vous n’êtes rien encore, leur dit-il. Personne ne vous a apprivoisé et vous n’avez apprivoisé personne. Vous êtes comme était mon renard. Ce n’était qu’un renard semblable à cent mille autres. Mais j’en ai fait mon ami, et il est maintenant unique au monde.

Et les roses étaient gênées.

-Vous êtes belles mais vous êtes vides, leur dit-il encore. On ne peut pas mourir pour vous. Bien sûr, ma rose à moi, un passant ordinaire croirait qu’elle vous ressemble. Mais à elle seule elle est plus importante que vous toutes, puisque c’est elle que j’ai arrosée. Puisque c’est elle que j’ai abritée par le paravent. Puisque c’est elle dont j’ai tué les chenilles (sauf les deux ou trois pour les papillons). Puisque c’est elle que j’ai écoutée se plaindre, ou se vanter, ou même quelque fois se taire. Puisque c’est ma rose.

Et il revint vers le renard :

-Adieu, dit-il…

-Adieu, dit le renard. Voici mon secret. Il est très simple :" on ne voit bien qu’avec le coeur. L’essentiel est invisible pour les yeux.".

-L’essentiel est invisible pour les yeux, répéta le petit prince, afin de se souvenir.

-C’est le temps que tu a perdu pour ta rose qui fait ta rose si importante.

-C’est le temps que j’ai perdu pour ma rose…fit le petit prince, afin de se souvenir. »


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Message par T.Jiel Jeu 13 Juil 2017 - 20:55

Allez, un bon 14 juillet à vous tous!

Etait-ce vers 62 ou 63, Koko reçut un appel de Bruxelles. C’était un homme qui se présenta au téléphone comme le frère de Jibé Van Huitte. L’équipage du B17 disparu au-dessus de la Manche en juin 1944 n’avait jamais été retrouvé. Les affaires personnelles de son frère avaient donc été renvoyées à sa famille à l’issue de la guerre. Parmi celles-ci, des carnets de notes, son Rollei et une belle quantité de photographies et de pellicules non encore développées. L’homme les avait fait tirer puis avait pris le temps de se pencher sur l’ensemble de ces documents qui concernaient toute la période entre le départ d’Europe de son frère pour les USA, et le naufrage du bombardier. Le séjour à Tuskegee retenait son attention. Jean-Bernard y parlait abondamment de deux cousins afro-américains avec lesquels il aurait visiblement partagé de nombreux et forts moments. Au terme de recherches tenaces auprès de l’administration militaire américaine, il avait finalement retrouvé la trace de Koko. Etait-il bien le même Charlie Owens ? Pouvaient ils se rencontrer afin d’échanger en toute simplicité à ce sujet ?



Koko le reçut durant deux jours qui lui parurent une éternité, tant ce retour en arrière l’emmena loin. Le gars ressemblait vraiment à Jibé, en plus âgé. Il reconnut Koko dès qu’il l’aperçut sur le quai au sortir du train, en gare de Bayeux. Il avait une photographie dans la main : un portrait de Koko jouant sur la National.
Lise passa le plus clair de ces entretiens avec les deux hommes, à écouter. Le gars avait préparé tout un tas de questions, et Koko raconta. Tuskegee, la petite chambre à trois lits partagée avec Micky et Jean-Bernard. Les soirées passées ensemble à jouer aux cartes ou à parler en écoutant les disques sur le gramophone de Micky. Oui, effectivement, Micky Owens était son cousin. Ils étaient originaires du Mississipi. C’était lui, là, sur cette photo, et là aussi, et là encore. Et cet officier, là, c’était Oratio Mc Dowell, sous les ordres duquel ils opéraient, un gars plutôt à la coule avec eux tous. Ha oui, il parle aussi du voyage à Laurel et à New Orleans ? Voici la Graham Paige, sur cette photo. Et là, c’est la Ford T de Big Joe. Là, Big Joe, et là Sonny Boy Williamson. Vous connaissez ? (non, le gars ne connaissait pas). Et ainsi de suite. Pour Koko ce fut une plongée brutale direct dans un passé pas si lointain mais qu’il avait classé. Jibé avait fait des photos partout où il était passé. Beaucoup. Depuis l’atelier de réparation des Curtiss de Tuskegee jusqu’aux derniers jours à Westover Field. Il y en avait bien trois cent, classées par période dans sept gros classeurs
-  Quatre cent quatre vingt sept exactement. Mon frère se passionnait pour la photographie, vous savez.
- Ben je vois ça, j’aurais pas cru qu’il en avait fait autant ! Oh mais là, bon sang, c’est Currie, et là, Mama Owens… C’est chez moi, vous savez ? Là c’est avec les gosses auprès du puits devant chez nous. Il aimait drôlement les mômes, vot’frère. Les mômes et les animaux aussi...
Lise entendait que Koko était retourné à la vue de ces images qu’elle ne verrait jamais, même si elle n’en avait pas besoin, car elle savait exactement où était le puits devant la baraque des Owens, jusqu’à la couleur et le relief du bois de la table de la cuisine. Elle connaissait le visage de Jibé, les prénoms des gamins qui jouèrent avec lui ce matin là. Tout ça de l’intérieur, comme toujours.
-  Jean-Bernard semble avoir eu une réelle affection pour vous et votre cousin. Il a pris des notes vous concernant même après son arrivée en Angleterre.
-  Oui, on a  passé de bons moments ensemble. On l’aimait bien vot’frère.
La conversation devint moins cérémonieuse, plus détendue, plus directe. Au second soir, il fut aussi question de musique.
-  Mon frère parle souvent de vous lorsque vous jouiez. Il avait réellement fait une découverte, j’ai l’impression, en le lisant. Comment dites vous ? Le Blues ?
Alors, ce fut Lise qui parla. Elle dit le Blues de son homme. L’autre écoutait de toutes ses oreilles les mots de Lise. Koko aussi. C’était bien la première fois qu’elle en parlait devant lui.
- Le Blues, vous savez, c’est une musique de l’intérieur. Elle raconte toujours des histoires, drôles ou pas drôles, mais des histoires vues de l’intérieur. Ca ne s’apprend pas, ça ne s’écrit pas, ça se vit, là, sur le moment. C’est grâce à son Blues que j’ai connu Koko vous savez ?...
Le gars avait apporté un petit magnétophone à bande, au cas où (il avait son idée).
-  Pourriez vous jouer quelque chose, Monsieur Owens ? Notre mère serait tellement heureuse d’écouter un peu de cette musique que Jean-Bernard avait aimé.
Koko le regarda. Il ne jouait plus beaucoup. Lise lui prit la main. C’était à la fin du printemps, on entendit donc les mouches voler durant une dizaine de secondes. Puis il se leva sans mot dire, sortit et revint avec la National.
-  Oh mais c’est la guitare des photos !
Oui, c’était bien la même. Qu’il accorda ( toujours à sa façon).
Je disais plus haut que la magie ça n’existe pas. Ce n’est pas tout à fait exact. La magie existe, mais dans l’Art uniquement. En fait et pour être précis pour ceux que le sujet intéresse, l’Art fait appel à des chemins qu’on ne discerne pas de prime abord. Même après d’ailleurs. C’est pourquoi ça semble magique. Mais ça ne l’est pas finalement quand on y réfléchit. Je dis « magique » pour aller au plus court. C’est plus commode. Et là, lorsque Koko commença de jouer pour ce garçon arrivé comme un chien avec sa truffe dans les traces de son frère, ça lui parut magique. Koko chanta dans sa langue de Laurel, Mississipi. Lise se joignit à lui dans sa langue à elle, mais c’était la même, au fond. Les yeux du type s’embuèrent. Vous allez vous dire, mais dans cette histoire il y a tout un tas de gens qui pleurent, hein ? Mais c’est qu’a contrario si les gens lâchaient un peu plus souvent leurs larmes, le monde ne s’en porterait que mieux, je crois. Et là, justement, les choses se passèrent au mieux.
C’était bien la première fois qu’on enregistrait Koko !
Le gars repartit le lundi matin, comblé, laissant deux boite à biscuits emplies de photos.
-  Non, non, ne vous inquiétez pas, je vais les faire retirer, gardez les !
Koko ne devait plus le revoir. Mais la rencontre avait été forte et bonne, et un tas de choses étaient remontées dans sa tête. Parce que non, vraiment, « on n’oublie rien. On s’habitue, c’est tout », comme le chantait Brel à la radio.


Dernière édition par T.Jiel le Ven 14 Juil 2017 - 12:55, édité 1 fois
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Message par Phil cotton color Ven 14 Juil 2017 - 12:25

Encore un sacré bon chapitre TJ ! Twisted Evil
Et avec en fond sonore le jeu de guitare à la fois si fin, si complexe et bourré de feeling de Skip James, c'est un vrai régal ! cheers
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Message par T.Jiel Jeu 20 Juil 2017 - 20:44

Merci mon Général! Wink
Autrement, on s'absente une dizaine de jours, alors pas d'épisode la semaine prochaine. Ha bah tiens, nous aussi on a besoin de prendre l'air de temps à autre.  Koko Owens Blues - Page 4 794303
Et puis en plus, cette semaine, pas d'épisode non plus, je voudrais juste faire un petit point.

En musique, bien entendu...




J'ai un peu parlé en page 1 de la place des Noirs dans l'US Army en 1940, m'appuyant sur des infos puisées dans "Le monde du blues" de Paul Oliver.
Je viens de lire ce bouquin,

Koko Owens Blues - Page 4 B_1_q_10

et j'ai trouvé plus d'éclairage sur le racisme ambiant plutôt sévère pratiqué par la hiérarchie militaire lorsque les troupes américaines débarquèrent ici en 44. Il s'agit d'une étude de 2014 réalisée par Alice Mills, maître de conférence à l'université de Caen. Essentiellement des témoignages de normands qui ont vécu le débarquement allié, avec une petite synthèse de l'auteure à la fin.
Etude modeste mais très correcte.
Côté civils, les gens ne faisaient pas la différence entre les Noirs et les Blancs. C'était tous des "libérateurs" et accueillis comme tels, même si beaucoup n'avaient jamais vu autant de Noirs à la fois, quand ce n'était pas ... la première fois! Les témoignages vont dans le même sens : les Blacks étaient très corrects avec la population, décrits souvent comme de grand costauds plutôt impressionnants et souriants.
En fait, les tensions inter raciales aux Etats Unis à l'époque expliquent l'attitude des autorités envers ses troupes noires. Roosevelt était clairement pour plus de justice dans ce domaine, mais n'était pas suivi par le haut état major des armées. Quant à l'Amérique blanche, sans doute plus que divisée sur le sujet. Toujours est-il que si les Noirs qui débarquèrent en 44 et 45 en Europe avaient reçu la même formation au combat que les Blancs, ils en furent systématiquement écartés. Il n'était pas question que les nègres soient des héros. Du coup, ils furent affectés dans des services de soutien et de maintenance. Par exemple, les chauffeurs qui ravitaillèrent le front avec leurs GMC sur le "Red Ball", en prenant souvent de sacrés risques (des dizaines de milliers de voyages, un truc énorme), étaient Noirs.
Mieux, au niveau propagande, il était interdit de faire apparaître des Noirs dans les reportages destinés au pays. S'il y en avait, on trafiquait les photos de manière à ce que leur présence soit gommée. L'Europe fut donc victorieusement libérée par les Blancs seulement. Il y eut des tensions autour de ça, des organisations de défense des droits des afro américains demandant à ce que leurs gars soient intégrés avec les combattants et reconnus comme tels. Roosevelt avait alors un double discours: aux uns il disait "mais y a pas de problème, ils sont en première ligne", ce qui n'était pas faux puisque les gars mettaient la main à la pâte en "soutenant" et en "maintenant", et aux autres il disait "mais non, ils ne combattent pas, rassurez vous". Il avait un gros souci, faut dire, sa réélection en 1945. Il ne devait fâcher personne, n'est-ce pas, et avait besoin des bulletins de vote de tout le monde. Donc, pas de trace de la présence des combattants Noirs dans les actualités, dans les journaux, ni même dans les rapports, vu qu'il était exigé de ne jamais y mentionner la race.
Il y eut des exceptions parfois savoureuses, comme ce témoignage d'un officier lors de la bataille de St Lô. Il explique qu'à un moment, il a réalisé que les chauffeurs, lâchant leurs camions, les avaient rejoint au milieu du combat les armes à la main sans qu'on leur ait demandé. Il ajoute qu'ils n'avaient rien à envier aux soldats Blancs s'agissant du courage. Enfin, durant l'hiver 44-45, 4500 GI's Noirs furent finalement autorisés à rejoindre le front des Ardennes pour s'y battre.
Les Noirs luttaient déjà pour l'égalité des droits, et espéraient que cette guerre leur en donnerait l'occasion (un peu comme nos Indigènes ici en 14-18 et 39-45). Ils en voulaient, du moins ceux qui s'étaient engagés.

Enfin s'agissant du comportement des soldats de couleur ici, Alice Mills est catégorique: les Noirs n'ont pas commis plus d'exactions que les Blancs, contrairement à ce que la légende raconte. Légende? Fabriquée de toute pièce, finalement, et avalée sans coup férir par nos journalistes et nos historiens, du moins ceux qui couvrir cet épisode de notre histoire. Dans tout le fatras de documents que le net nous propose depuis qu'on a prit l'habitude de fêter nos libérateurs tous les 6 juin, jamais on ne voit de Noirs. On comprend mieux pourquoi.
Pourtant, le 6 juin 1944, il furent 1700 à débarquer sur les plages sous le feu. Des gars affectés au 320ème régiment de ballon de barrage antiaérien de très basse altitude.

Koko Owens Blues - Page 4 _0_p_010

Dans son bouquin, Alice Mills présente plus d'une cinquantaine de clichés.
Ils étaient bien là, les gars. Après coup, à leur place, je crois que j'aurais eu un sacré Blues!!!
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Message par T.Jiel Lun 31 Juil 2017 - 10:06

Ben la Corrèze, c'est drôlement beau les amis. On vient d'y passer 8 jours avec Mme Tiji chez les cousins près de Brive. Koko Owens Blues - Page 4 770670
Alors retour sur l'histoire de Koko Owens. Je suis arrivé au bout!!!
Là on est vers 1964, Koko et Lise ont eu 3 enfants.




Les trois enfants Owens marchèrent bien côté études, je l’ai déjà dis. Phillip et Anne se tournèrent vers le commerce et la comptabilité une fois passé le bac et finirent leur troisième cycle dans une école de commerce de Cherbourg. Pour François, le plus jeune, il y eut un peu de flottement durant l’adolescence. Il était des trois celui qui manifestait le plus sa sensibilité. Un rêveur, plus porté sur la forme des nuages que sur les équations. La musique en particulier.  Si les trois enfants, comme la plupart des jeunes de leur âge passèrent une bonne partie de leurs soirées dans leur chambre l’oreille collée aux tout nouveaux transistors à écouter Salut les Copains, François fut le seul à tourner en plus autour du piano de Lise lorsqu’elle jouait, pour écouter bien sûr, mais aussi y mettre les doigts. Il se débrouillait d’ailleurs pas si mal. Durant les années 1964-66, alors que son frère et sa sœur dansaient sur les chansons de leurs idoles du moment, les Johnny Halliday et autres Sylvie Vartan, il s’intéressait à ce qui se faisait de l’autre côté de la Manche. La jeunesse anglaise redonnait vie depuis une dizaine d’années à une forme de musique venue d’outre atlantique et un peu oubliée là bas. Des noms circulaient alors : Brian Jones et les Rolling Stones, Eric Burdon et les Animals, les Kinks... En cherchant à en savoir plus, le jeune François découvrit d’autres noms complètement oubliés ceux-là, cachés à l’intérieur de cette vague de renouveau musical : Robert Johnson, Blind Lemon Jefferson….
- Big Joe Williams, Sonny Terry, Willie Brown, Leadbelly… égrena alors Koko. Et tu sais fiston, il y en a encore eu plein d’autres.
C’était un soir à table. Les trois jeunes parlaient de leurs préférences musicales :
- Parce que le Blues, P’pa, tu connais ?
François n’ignorait pas que son père avait vécu aux États-Unis avant de venir vivre en Europe, mais il n’avait pas fait le rapprochement entre ce derrière quoi il courait et ce que celui-ci pouvait en connaître. Koko alla dans la bibliothèque, et y choisit un disque parmi les vieux 78 tours, le sortit de sa pochette et le posa sur l’antique gramophone qui ne servait plus guère. Les enfants ne purent réprimer un sourire de connivence. On allait encore entendre un de ces vieux machins marrants au son grésillant.
- Tu vois, ce morceau là, François, il est d’avant 1940. Le gars s’appelait Willie Samuel Mc Tear. Il était aveugle, comme ta mère, et il chantait dans les rues pour vivre. Il était connu sous le nom de Blind Willie Mc Tell.
- Tu l’as connu, P’pa ?
- Pas vraiment, mais je l’ai rencontré plusieurs fois. C’était un bon musicien, tu sais. Il jouait beaucoup sur guitare douze cordes.
Et le gars chantait :

« The stream are yellow
Tossed it black and brown
I gotta black woman
Used to be the woman in town
You made me love you
And you made me cry
You should remember, that you were born to die...  ».

Les enfants Owens étaient bilingues, ils suivirent donc à peu près les paroles de la chanson, même si le fort accent de Mc Tell laissait monter quelques blancs de temps à autre dans le fil de l’histoire. Phillip et Anne souriaient toujours en écoutant mais furent surpris lorsque soudain leur mère reprit la partie de la fille. Car ce « You was born to die » était un duo chanté dont Lise connaissait par coeur la seconde voix.
A la fin, tous applaudirent en riant. C’est ainsi que débuta entre Koko et son second fils la reprise en main d’un jardin lui aussi resté en friches. Leurs antennes s’étaient rapprochées au point de se toucher. Ce fut un moment important pour le jeune garçon. Il arpentait une terre où il ne serait plus seul. Les étoiles, ça se chasse mieux à deux.
François mit la main sur la National de Koko durant cette période jusqu’à ce qu’on finisse par lui trouver une guitare. Koko l’introduisit aussi dans les secrets des deux boites de biscuit renfermant les photos données par le frère de Jibé.
Ils passèrent de longues heures ensemble à jouer et à parler. François était avide d’apprendre, de tout savoir.
- Là, tu vois, c’est Currie. C’est là que je suis né…
François se remplissait les poches. Ce fut une période importante pour lui. Pour son père également. Transmission ? Son garçon lui donnait la possibilité de redonner vie à ce qui dormait en lui.
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Message par T.Jiel Jeu 3 Aoû 2017 - 18:42

Allez, je suis à 3 posts de la fin. Je vais vous sauter encore des passages, désolé. Qques lignes sur la fin de François Pommier, dédiées à notre Pape bien aimé :

En janvier 68, une grippe emporta François Pommier en trois jours. Cet homme là aurait fait un beau parcours, ses plus grandes victoires ayant été d’avoir compris le sens de ces deux foutues guerres qui lui avaient pourri la vie, et surtout d’avoir su trouver les bons chemins sous la surface des choses pour parvenir à considérer son gendre tout simplement comme un gars ordinaire. Les échanges qu’il eut avec son ami Jules d’une part, et Koko d’autre part, y furent pour beaucoup.

Puis un passage un peu écolo (nous sommes en 1975) :



Les Pommier possédaient un terrain située sur la falaise. L’endroit même où Koko et Lise s’étaient rencontrés. Ça faisait belle lurette qu’on n’y mettait plus les chevaux à paître, et les herbes folles, les ronces, les oiseaux et les lapins en avaient pris possession. On y accédait par un sentier qui passait à une centaine de mètres sous « Mon Plaisir » retournée à sa vie tranquille de résidence secondaire, et on arrivait alors dans une sorte de cuvette à l’abri du vent. Cet endroit s’appelait Le Creux. Lise et Koko décidèrent d’y faire construire une petite maison, afin d’y passer des temps de retrait et de repos. Ils en parlèrent longuement avant. Ce serait du bois. Oui, elle serait entièrement en bois non traité. On y mettrait de larges fenêtres, de ces fenêtres isolantes que l’on commençait à voir dans les construction neuves et qui étaient un réel progrès, là, pour le coup. Oh, pas de gros besoins, n’est-ce pas, 50 m² conviendraient. Avec une pièce principale qui ferait cuisine-arrière cuisine-salle à manger-salle d’eau l’hiver. C’est dans cette pièce qu’ils passeraient le plus clair de leur temps quand ils seraient à l’intérieur. Ce qui serait rarement le cas, sauf l’hiver quand il ferait vraiment froid. Et puis la seconde pièce derrière, plus petite, la chambre. Avec un grand lit. Oui, un seul pour commencer, en attendant que les petits enfants dont rêvait Lise y viennent les visiter.
- Dis, Koko, il pourrait y avoir un porche devant, pour y passer les soirées, dit Lise.
Ça vous rappelle quelque chose, non ? La maison des Owens de Currie. C’était exactement les mêmes dimensions et la même configuration.
Il y avait dans le bourg un charpentier, Marcel Plancoigne. Célibataire endurci, ce natif de Vierville connaissait comme le fond de ses poches toutes les toitures du bourg et des environs. Sa camionnette bardée d’échelles était connue à la ronde, et sa silhouette bonhomme en réjouissait plus d’un car il était de commerce paisible. Crayon à l’oreille et double mètre dans la poche du matin au soir toute l’année, les seules incartades qu’il faisait à un emploi du temps entièrement consacré au trait, c’était pour courir au cul des oiseaux. Les oiseaux, c’était sa grande passion après l’assemblage des bouts de bois. Passion n’étant pas un mot trop fort, puisqu’il était capable de quitter soudainement un chantier pour se perdre pendant des heures dans l’observation d’un nid d’hirondelles de fenêtre.
Il écouta Koko et Lise, puis se gratta le sommet du crâne :
- Si je comprends bien, c’est une sorte de chalet tout en bois, que vous voulez ?
Oui, c’était bien ça, mais pas façon alpage, hein, ici, l’hiver, on n’était pas sous trois mètres de neige.
- Ha ben oui, tiens, du coup, pour la toiture, vous verriez ça comment.
- Des tôles ? Suggéra Koko.
L’autre le fixa et sourit.
- Ouais, plus une baraque qu’un chalet, en somme, fit le charpentier, avec une note de dédain dans la voix.
- On voudrait que ce soit simple mais efficace, quoi. Qu’on puisse chauffer en hiver et ne pas y cuire l’été.
- Et que ce soit beau aussi, ajouta Lise.
Là, c’était le mot magique, pour le gars Marcel. « Beau », ça voulait dire du soin dans la conception du projet. On était plus dans la cabane à lapins, et on allait en même temps sur un autre budget.
- Je vais y réfléchir, dit-il finalement.
Ce qui voulait dire que ça pouvait prendre un certain temps. Les Owens n’étaient pas pressés, n’est-ce pas, mais il ne fallait quand même pas que ça traîne des années quand même.
- C’est dit, je m’occupe de ça avant l’été prochain.
Et on était à l’automne.
Marcel Plancoigne s’occupa des plans et du permis de construire. Le maire n’était pas trop chaud au départ avec cette idée, d’autant plus que la législation pour la protection du littoral commençait à s’appliquer un peu partout sur les côtes. Il donna finalement un avis favorable, à la condition que le sentier qui longeait la falaise reste ouvert aux promeneurs à la hauteur de la parcelle.
En janvier l’année suivante, l’artisan vint présenter ses plans aux Owens. Il avait nommé le lieu « Le Bout du creux », ce qui plût immédiatement à Lise.
- C’est beau, hein, Koko, comme nom, on pourrait le garder.
Toiture d’ardoises à deux pentes orientées de manière à offrir le moins de prise possible au regard et surtout aux vents parfois violents venant de la mer. Ossature bois recouverte de planches. Tout en pin douglas. Le porche donnait sur le large.
- Et pour l’isolation, demanda Koko, vous pensez faire comment ?
- Double vitrage sur toutes les menuiseries en chêne, pin douglas encore sur les murs intérieurs, laine de verre de 10 cm pour les murs et 20 cm dans les combles perdues.
Ha là là, de la laine de verre ? Mais n’y avait-il pas d’autre solution ? Le gars Marcel demanda pourquoi, Koko lui expliqua qu’à son avis les poussières émises par ce genre de produit étaient mauvaises pour la santé.
- Mais elle sera enfermée, non ?
Oui, bien sûr, mais Koko se disait que cette fichue poussière empoisonnée passerait forcément entre les assemblages des planches. Ce en quoi il n’avait pas tort.
A cette époque, ce type d’isolant faisait l’unanimité chez les bâtisseurs. Peu cher et d’une grande efficacité sur le plan de l’isolation thermique. On ne cherchait pas plus loin. Koko, si.
- Croyez vous par exemple que des oiseaux nicheraient dans de la laine de verre ?
Ha ça, sûr que non, les oiseaux n’étaient pas fous. Parce que la laine de verre, c’était une vraie saloperie à respirer et à tripoter, Marcel Plancoigne en convenait.

- Mais il y aura un film plastique pour étancher.
Non, Koko ne voulait pas de plastique non plus.
- Mais qu’est-ce que je vais vous mettre, alors ?
- De la laine, de la laine tout court ?
Plancoigne écarquilla les yeux et demanda, sur le ton de la blague :
- De la laine de mouton ?
- Ben pourquoi pas ?
Là, le charpentier avait un peu de mal à suivre.
- Ou autre chose, je n’sais pas, de la paille, des copeaux…, à vous d’ voir.
- Ben, et les souris ?
Il fallut un peu de temps au gars Marcel pour trouver une solution. C’était un vrai casse-tête, cette affaire d’isolation.
- Ecoutez, nous paierons ce qu’il faudra, mais nous ne voulons pas de cette merde de laine de verre dans les murs, avait conclu Koko.
Il avait prononcé la seconde phrase magique pour les oreilles de l’artisan : « nous paierons ce qu’il faudra ».
Car les problèmes passionnent en général les artisans. Encore faut-il que le temps requis pour les résoudre soit reconnu par le client. On travaille avec plaisir, certes, mais surtout pour manger en premier lieu.
Cette histoire d’isolation fut tranchée dans la semaine qui suivit : ce serait effectivement et tout simplement de la laine de mouton.
On s’accorda sur le budget qui fut accepté d’emblée et sans discussion, et le devis fut signé.

Les fondations des poteaux furent coulées au printemps, l’ossature érigée en juillet, ainsi que la charpente et le conduit de fumée, avec l’aide de Koko. Mi-août, le bâtiment était couvert, les menuiseries et le bardage extérieur posés. Pour l’isolation, Marcel Plancoigne fit appel au tapissier de St Laurent qu’il connaissait bien, et qui s’engagea à lui fournir 25 m³ de laine de mouton lavée et cardée, ce qui ne fut pas une mince affaire à trouver ! Il dut pour cela faire appel à tous ses collègues de la région.
Fin septembre, les cloisons étaient terminées, le plancher de chêne posé sur toute la surface. L’installation électrique et la plomberie, assurées aussi par le gars Marcel étaient du plus simple : cinq prises murales et deux plafonniers en tout.  Enfin, l’artisan avait eut l’excellente idée d’excaver un espace en sous sol, accessible par l’extérieur, destiné à servir de cave.
Il avait donc fallu un peu plus de trois mois. Compte tenu du temps que le charpentier passa tout de même en plus à l’observation des oiseaux sur le site, Koko et Lise trouvèrent le délai plus que correct.
L’année suivante, Koko installa une douche à l’extérieur, sous appenti, à peu près à l’emplacement ou cinquante ans plus tôt son père avait installé l’abri de la carriole à Currie, ainsi que des toilettes sèches, qui communiquaient directement dans la maison. A l’occasion d’un voyage près de Brest, il rapporta un couple de moutons d’Ouessant, ces mignonnes petites bêtes qui font d’excellentes tondeuses à gazon, et qui devinrent ainsi les premiers habitants du Bout du Creux.
Les souris s’installèrent durant l’hiver, dans le faux grenier pour commencer.
- Hé ben j’vous avais prévenu qu’il y aurait des souris, avec toute cette laine de mouton partout, avait lancé le Gars Marcel.
- De toute façon, vous savez bien que la laine de verre ne les arrête pas non plus, même si elles y crèvent.
Ce n’était pas faux.
- Et que s’il y a des souris, c’est que les lieux sont vivants. C’est un peu comme les araignées dans les maisons, concluait Koko.
Vive la vie et le vivant, en somme. L’ami des oiseaux ne pouvait qu’être d’accord.
Sitôt installés le coin cuisine et le lit, Lise et Koko vinrent de plus en plus souvent au Bout du Creux. Des soirées et des nuits, des fins de semaine aussi. De temps à autre quelques jours à la suite. Le lieu était très agréable, par tous les temps, d’un bout de l’année à l’autre. Les deux pièces se réchauffaient rapidement l’hiver, et l’été, sous le porche, c’était un réel plaisir de passer les soirées face à la mer.
Et surtout cet endroit renfermait un secret qu’ils étaient seuls à connaître, n’est-ce pas : celui de leurs premières rencontres.
En 75, Koko avait soixante ans. Lise, 58. Le bel âge, non ? Oui, ils faisaient - encore souvent - l’amour. « Faire l’amour », une jolie expression. Ça veut dire qu’ils n’avaient pas oublié le chemin où l’on s’unit dans la secousse extrême, celle qui laisse pantois. Le corps de Lise, Koko le connaissait par coeur, le corps de Koko, Lise le connaissait par coeur. Ceci dit, c’était jamais pareil. A chaque fois un voyage nouveau. Lise, sa Lise, était enveloppée d’une peau musquée. Je veux dire que pour Koko, rien que l’odeur de Lise, c’était déjà un voyage. Mais l’inverse aussi ! Koko avait une peau musquée, la sienne. Le musc de Koko pour Lise.
Voyager. Ces deux là surent jusqu’au bout comment on voyage.
Lorsque Lise et Koko « faisaient l’amour », dans le grand lit du Bout du Creux, ils se régénéraient. Et en même temps ils régénéraient les herbes folles, les ronces et les familles de lapins tout autour.
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Message par fred-51 Jeu 3 Aoû 2017 - 19:11

la fin ma laissé sur le ............................cul Embarassed
un régale de lecture drunken
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Message par Phil cotton color Jeu 3 Aoû 2017 - 19:20

Ce Marcel Plancoigne, il me fait penser à quelqu'un... Wink
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Message par T.Jiel Jeu 10 Aoû 2017 - 18:11

Demain je pars pour qques jours, alors je vous en remets encore une couche!!
Je rappelle que François est le second fils de Koko et Lise...



François Owens, fort de tous ses diplômes en poche, partit finalement pour les États-Unis à l’automne 76 avec dans ses bagages une caméra 16 mm, un Revox, sa guitare et quelques rares adresses dont celle des Colour à New Rochelle, encore vivants, et surtout celle de Micky qui vivait toujours à New York.



Il commença par y passer trois semaines afin de préparer son voyage à l’intérieur du pays. Au début, il logea chez Micky. Il profita de son séjour sur place pour rencontrer Phillip Colour cloué dans un fauteuil roulant, et qui commençait sérieusement à mélanger un peu tout. Il n’apprit pas grand-chose du vieil homme, si ce n’est qu’il gardait au milieu de la brume qui l’envahissait un vif souvenir des mois passés avec Koko :
- Ton père, quelqu’un de bien. Il aurait pu faire une bonne carrière dans l’US Army. Mais bon. Ta mère était une bonne personne aussi…
François prit aussi le temps de s’imprégner de l’ambiance de quelques clubs conseillés par Micky, puis d’autres qu’il découvrit, et fit aussi en passant la connaissance de l’intérieur d’une fille qui jouait dans l’un d’entre eux certains soirs. Puis ce fut le voyage proprement dit : New Orleans par Tuskegee, puis Laurel et Currie, Chicago enfin. Ensuite il regagna New-York cinq mois plus tard et prit un vol Air France retour direct pour le tout nouvel aéroport Roissy Charles de Gaulle un matin d’avril 77. Son père l’y attendait.
Sitôt les bagages chargés à l’intérieur du break Renault 12, Koko redescendit sur Paris puis enfila l’autoroute de l’Ouest en écoutant son fils raconter son périple de façon un peu décousue.

Micky avait donné un bon coup de main. Pour commencer il l’avait accueilli à Newark Liberty, l’aéroport international situé au nord ouest de New York.
- Fiston tu es ici chez toi !, avait-il dit d’emblée à François avec un large sourire, en refermant la double porte du garage d’une vaste maison de style colonial située dans le quartier résidentiel de Forest Hill, à quelques kilomètres seulement de l’aéroport.
Il avait visiblement réussi. En fait, en rentrant au pays, son ancien patron lui avait effectivement proposé de prendre en main un nouveau garage en plein quartier d’affaire, sur Downtown. Puis il avait monté à son nom une boite de location de voitures sur l’aéroport même. C’est d’ailleurs avec l’un de ces véhicules, un break Ford Country Squire flambant neuf, que François fit son périple :
- Une bonne bagnole, mec. Tu pourras y mettre tout ton bazar et même dormir dedans si tu veux, lui avait dit Micky.
Lorsque son ancien patron se retira des affaires, il lui racheta ses parts dans les deux garages et en ouvrit un troisième. Entre temps,  il s’était marié. Il avait eu cinq enfants dont seuls les deux plus jeunes vivaient encore à la maison.
- Dis donc, il est vraiment sympa, ton cousin. Qu’est-ce qu’on a pu se marrer ! Ils ont l’air d’aller très bien, lui et sa petite famille.
François n’avait bien évidement aucun souvenir de Micky. Mais il en avait assez apprit de son père pour se sentir immédiatement à l’aise une fois arrivé.
- Je me demande s’il ne fait pas aussi un peu de trafic, avec ses bagnoles de location.
Koko souriait en l’écoutant.
Le voyage de retour fut agrémenté d’histoires, d’anecdotes dont François avait rempli ses sacs. Ces six mois de vadrouille et de quête s’étaient bien passés dans l’ensemble. Il ramenait un valise pleine d’images, films, photographies et dessins. Des enregistrements aussi.
- J’ai passé trois semaines avec Robert Lee Burnside à Holly Springs. J’l’avais rencontré tu n’devineras pas où :
- ???
- Au Jingles’s Club à la Nouvelle Orléans !!
- Non, c’est toujours ouvert ?
- Oui, mais ton ami Paul Jingle n’est plus là. J’y suis resté un mois. J’ai logé à l’étage où tu avais dormi. Qu’est-ce que c’est beau, c’te ville !!
- J’ai rencontré aussi Mr Big Joe en personne. Il vit dans une caravane à Crawford. Sacré personnage, dis-donc ! Figures toi qu’il s’est très bien souvenu de cette histoire avec la Ford T.
François en avait des tonnes à raconter. Il était visiblement ravi.
De fait, le récit de son périple dura des semaines.
- Tiens, papa, c’est pour toi, dit-il le soir même en tendant un harmonica à Koko. C’est un prêt. Devines de qui ça vient ?
Koko prit l’instrument entre ses doigts, le retourna :
-  Non, Saunders ?
-  Bingo ! Figures-toi qu’il vient jouer à Londres en septembre. Il m’a promis de venir le reprendre ici avant de rentrer aux USA. Pas mal, non ?

François revenait avec deux grands projets. Trois exactement. Le premier, c’était de monter un documentaire sur le Blues des années 30 à partir des films qu’il avait tourné durant son voyage. Il espérait séduire l’une ou l’autre chaîne de télé avec. Le second, c’était d’organiser à l’automne un concert de Blues à Coutances. Il connaissait un animateur culturel là-bas (l’un des deux fondateurs du Festival Jazz sous les Pommiers qui devait voir le jour six ans plus tard).
-  On y jouera ensemble,  M’man, toi et moi, avec Sonny. Il est déjà d’accord.
-  Oups !, fit Koko.
-  Moi je veux bien, mais seulement si on prend le temps de se préparer, hein, dit Lise.
Joli projet, non ?
Enfin le troisième projet était très particulier puisqu’il mesurait 1,72m, et avait des yeux bleus. La fille qu’il avait rencontrée dans ce club de New-York. Lynn Mc Lear. Elle débarqua en juin.
Mais bon. L’important à ce moment là c’était ce qui se tramait avec François. Il avait investi le logement au bout de la maison qu’il avait transformé en studio images et son. Lynn participa de près au montage du documentaire. La maison résonnait de leurs rires et de temps à autre du son de leurs guitares et de leurs voix. Quelques cris aussi parfois lorsque les échanges se corsaient. C’était apparemment une idylle un peu chaude. Le montage fut cependant terminé début août, en versions française et anglaise, et fit aussitôt l’objet à la maison d’une projection privée qui bouleversa Koko. François était doué, comme on dit. De belles images et de belles rencontres. Va savoir pourquoi, ce qui le retourna le plus, c’est la vision de la tombe de Lulu dans le petit cimetière de Currie.
Lynn s’avéra une redoutable commerciale car elle réussit à vendre la version anglaise à la BBC dès septembre et entama même des pourparlers avec CBS. Seule la seconde chaîne publique manifesta de l’intérêt pour la version française, et c’est seulement lorsque le documentaire passa outre Manche que le contrat fut signé. Dans l’ensemble, cela aura été une bonne affaire. Le produit des deux ventes assainit largement la trésorerie fragile de François.

Dans le même temps, le projet de spectacle à Coutances mûrissait. Sonny Terry était attendu pour la mi septembre. Il était prévu qu’il reste une dizaine de jours avant de rentrer aux États-Unis.  La date du concert fut arrêtée.
Là encore, Lynn réussit un beau coup. La même chaîne publique française émit le désir de couvrir l’événement afin de compléter la soirée thématique prévue pour novembre autour du documentaire de François. Bien sûr, les musiciens annoncés étaient de parfaits inconnus, mais la présence du réalisateur du film sur scène et surtout celle du fameux Sonny Terry faisaient la différence. François n’avait jamais été aussi riche, ce dont il se fichait royalement, soit dit en passant.
On décida que les répétitions se tiendraient au Bout du Creux de manière à pouvoir travailler sans être dérangés. François avait emprunté à des amis un piano électronique Korg car il n’était pas question de déplacer le Rameau. Lise, au début, fut un peu désemparée, puis s’amusa vite avec les possibilités de cette nouvelle génération d’instruments. Ceci dit, elle resta ferme : il n’était pas question de jouer là dessus le soir du concert. Il lui faudrait un vrai piano !

On procéda au choix des morceaux. Même Saunders y participa de loin au téléphone. Quelques reprises de standards, bien sûr, mais une belle part fut donnée aux compositions originales. Koko et Lise en amenaient sept, François et Lynn une bonne dizaine. En tout presque deux heures de musique. D’autant que la part laissée aux improvisations n’était pas négligeable, et extensible à souhait.
Lynn jouerait seule pour commencer. Des Blues chantés d’une voix pure (elle était une grande fan de Joni Mitchell), puis François la rejoindrait à la guitare avec un ami contrebassiste (du temps où ils jouaient ensemble à Caen) qui fut partant dès le début pour enrichir la section rythmique.
Ensuite, ce serait Koko et Saunders. Puis Lise les rejoindrait. Enfin on terminerait tous ensemble. C’est cette partie là qui demanda le plus de préparation. Trois guitares, un piano et une contrebasse, quatre voix sans oublier les ruine-babines de Saunders, ça faisait du monde à mettre en place !
Il se dégagea du son général de ces répétitions une ambiance paisible, riche en couleurs et en son. Sur proposition de Lise, on décida d’emblée de donner la priorité au … silence. Non pas qu’il y en aurait de larges plages, bien évidemment, mais les morceaux se devraient d’être suffisamment aérés pour permettre la respiration. Celle de la musique, celle des musiciens, celle du public. La musique, n’est-ce pas, ce n’est surtout pas du remplissage sonore comme dans les supermarchés, mais toujours un équilibre. Comme en peinture du reste.
Un équilibre entre le blanc et le noir.

On alla chercher Saunders au ferry, à Cherbourg. Lui et Koko s’étreignirent un long moment en se retrouvant :
-  Bon voyage ?
-  Bah, la mer ! Je n’ai jamais eu trop le pied marin, mon frère ! Content d’être arrivé quand même !
Saunders avait vieilli, puisque c’est dans l’ordre des choses. Oui, il jouait encore souvent avec Brownie, et il avait par ailleurs quantité de projets en cours.

En tout cas, bon sang, il n’avait rien perdu de sa verve, tant à l’harmonica qu’avec sa langue. Les dernières répétitions furent fructueuses et joyeuses.
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Message par T.Jiel Jeu 17 Aoû 2017 - 17:55

Avant dernier épisode!!



Le message avait circulé. Les réservations avaient bien marché et la salle était presque pleine le soir du concert. Il y avait aussi tout un groupe de gens venu de Paris, en plus de l’équipe de télé. Des critiques, des amateurs branchés.
François présenta la soirée. Puis Lynn commença avec le Both sides now de Joni Mitchell :

I've looked at clouds from both sides now (À présent j'ai regardé les nuages des deux façons)
From up and down, and still somehow (D'en haut et d'en bas, et cependant je ne sais pourquoi)
It's cloud illusions I recall (C'est l'illusion des nuages que je retiens)
I really don't know clouds at all (Vraiment les nuages je ne les connais pas du tout).

Elle enchaîna ensuite avec ses propres compositions. Une voix claire, un jeu nerveux et subtil. La salle était attentive. François la rejoignit à la guitare sur le troisième morceau, accompagné de son ami contrebassiste.
Cela dura ainsi trois quart d’heure à peu près et il y eut ensuite une première pause, le temps pour Koko de s’installer sur une chaise, sa vieille National entre les mains. Les projecteurs diffusèrent une lumière douce sur sa silhouette. Il  commença par égrener quelques notes en slide puis lança le Love in vain de Robert Johnson, sur un tempo plus lent que l’original de 1937 :

And I followed her to the station (Et je l'ai suivie jusqu'à la gare)
with a suitcase in my hand (avec une valise à la main),
Well, it's hard to tell, it's hard to tell, (Ouais, c'est dur à dire, c'est dur à dire)
when all your love's in vain (quand tout ton amour est en pure perte).

A la fin du second couplet, on entendit l’harmonica de Sonny Terry venu de nulle part, avant que ce dernier ne surgisse des coulisses. Il commença par s’accrocher au dernier wagon (sans doute celui avec les feux rouge et bleu du dernier couplet), et suivit Koko dans un premier temps, puis accéléra soudain le rythme avec un Whoopin' the Blues endiablé. Le bougre excellait toujours autant dans l’imitation des trains. Il jouait à sa façon en incluant des hip et des houhou entre les notes. La salle, enlevée, battait le rythme des mains. Difficile de ne pas bouger. Cela dura ainsi un certain temps, puis Koko reprit le tempo des premiers couplets et ils terminèrent sous les applaudissements de la salle.
Saunders racontait, entre les morceaux (et même pendant) un tas d’histoires au micro qui amusèrent bien Koko. Sa joie de vivre communicative suffisait à réjouir le public, même si dans la grande majorité les personnes présentes ne comprenait rien à ce qu’il disait.
Lise les rejoignit au piano sur Currie Blues, une composition de Koko :

I was born somewhere in Mississipi (je suis né quelque part dans le Mississipi)
A place at nowhere with nothing around (un endroit nul part avec rien autour)
Burned by the sun (brûlé par le soleil)
Burned by the sun (brûlé par le soleil)
There was my Babe (là était mon amour)
Currie, Currie, Currie.

Les gens furent surpris car l’équilibre entre les trois instruments n’avait rien de conventionnel. Teinté du jazz le plus doux, le piano créait comme une frondaison autour de la voix et du jeu de Koko. Lise ajouta la sienne sur les refrains de manière assez libre.
Il planait quelque chose à la fois d’étrange et grandiose dans l’air. Les gens étaient subjugués. Surprise, surprise. Ce fut un joli moment. François, Lynn et Alain les rejoignirent sur le septième morceau. C’était le moment le plus délicat de la soirée, mais les répétitions portèrent leurs fruits. Un succès. Chacun écoutait ce que faisaient les autres, ils dessinèrent dans l’air de la salle comme un tableau à six mains. Ils terminèrent avec le fameux Crossroads :

I went down to the crossroads, (je suis arrivé au carrefour)
Fell down on my knees (et je suis tombé à genoux)
Asked the Lord above for mercy (priant le Seigneur d’avoir pitié de moi)
Save me if you please (sauve moi s’il te plaît),

qui dura près de vingt minutes. Les gens en redemandèrent. Une fois, deux fois, trois fois même.



Saunders devait rentrer deux jours plus tard. La veille de son départ, lui et Koko était installés sous le porche du Bout du Creux. La baraque était redevenue silencieuse.
- Ta Lise, dis moi, demanda Saunders.
Koko lui parla de Lise.
- J’aime bien comme elle joue. J’aime bien la suivre.
Silence.
- Dis-moi, il y a des étoiles là haut, ce soir ?, fit Saunders.
- Non, pas ce soir. C’est bien couvert, lui répondit Koko.
- Han han. Saunders réfléchit un moment puis ajouta :
- De toute façon, elles sont dans ma tête, les étoiles. Pas pour toi ?
Oui, elles étaient dans sa tête aussi, à Koko. Des étoiles, il en avait des milliers dans la tête, autant que là-haut, derrière les nuages.
Les deux hommes étaient redevenus silencieux lorsque Lise s’installa près d’eux.
-  Dis, Koko, y a des étoiles, ce soir ?
-  Oui, plein, ma sœur, lui répondit Saunders.

Le lendemain, François et Koko le conduisirent jusqu’à Roissy où il prit un vol retour pour les USA.  
- L’harmonica, hein, tu le gardes !, avait-il lancé à Koko lorsqu’ils se quittèrent.
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Message par T.Jiel Jeu 24 Aoû 2017 - 20:26

Oups! Le dernier épisode.
Après, hein, feu vert pour vos commentaires, ici ou en MP!!!! Wink




  Le documentaire de François fit date. Programmé un samedi soir de novembre, il avait été invité sur le plateau pour parler de son travail :
  -Pouvez-vous nous dire ce qui vous a poussé à faire ce voyage, monsieur Owens ?, lui demanda le présentateur.
  Court silence.
  -Je suis allé y chercher des étoiles, en fait.
  -Des étoiles? Mais que voulez vous dire?
  - Parce que, vous savez, lorsque le ciel est couvert, on ne les voit pas. Et il me faut toujours des étoiles dans les poches pour remplacer celles qui sont derrière les nuages. C’est ça que je suis allé chercher là-bas.
  -Des étoiles ?
  -Voilà, oui.
  Lise et Koko suivait l’émission depuis chez eux :
  Pas mal répondu, dit Lise.
Koko était fier. Son fils, un authentique brasseur d’étoiles.
Mais le gars de la télé était visiblement un peu désemparé :
-  Des étoiles, comme c’est étrange. Mais que voulez vous dire par là ?
  Nouveau silence. Puis :
  -Avez-vous- déjà pris le temps d’observer les nuages dans le ciel ?
  -Les nuages ? Heu, oui bien sûr…
  -Les bonhommes, dans les nuages, vous les avez déjà vus ?
 -Ouh là là, des étoiles d’abord, maintenant des bonhommes dans les nuages, je dois avouer que non. Ha ha, vous êtes un artiste, vous, Monsieur Owens.
  François se fendit d’un large sourire et resta silencieux. Visiblement, le gars se contentait de rester à la surface des choses.

Merci à vous pour tous ces bons moments.
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Message par fred-51 Ven 25 Aoû 2017 - 7:43

4mn37 ou j'étais ailleurs drunken drunken
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Message par Jungleland Sam 26 Aoû 2017 - 12:09

on te connaissait un beau brin de grattouille de la guitare et voilà qu'on a aussi découvert une jolie plume Very Happy
ça a été un plaisir de suivre les aventures de Koko entre délires, petites histoires et histoire

un grand merci pour cette saga Koko Owens Blues - Page 4 882257

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Message par Phil cotton color Dim 27 Aoû 2017 - 9:56

Et un très bel épilogue à cette histoire d'une vie, avec en prime une superbe chanson "made in TJ" (le genre de truc qui fait un peu râler, parce ce qu'on se dit "P'tainggg j'aurais aimé écrire un morceau comme ça..."  Wink   Laughing  )

Pour le reste, je crois que je me suis déjà exprimé plusieurs fois sur le sujet et tu sais combien j'apprécie ta plume (Bon Sergio, ne va pas y voir un double sens Blues... pig  ), un de tes multiples talents artistiques.  Twisted Evil

Il ne te reste plus (mais c'est peut être déjà fait) qu'à reprendre le début de l'histoire, un peu chaotique, à harmoniser le tout et vlà un beau roman, quasiment historique grâce à ton effort de documentation, et très musical si on y inclut les illustrations sonores toujours bienvenues.

Après, essayer d'en faire profiter pleins d'autres par le biais d'une édition plus ou moins commercialisée, c'est une autre histoire que l'on a déjà évoquée, sans doute aussi compliquée que la vie de Koko...  Rolling Eyes  A voir quand même car ce serait dommage que tout ça reste dans tes tiroirs ou seulement dans un topic de "Au pays du Blues", même si bien entendu notre bien-aimé forum est un lieu tout à fait convenable pour accueillir Koko et ses tribulations ! Wink

En tout cas, merci de nous avoir fait partager ce récit et un grand bravo ! cheers
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Message par T.Jiel Dim 27 Aoû 2017 - 11:16

Oui, merci mon Général, merci Paul (Jingle)!. Heureux que cette histoire en ait réjouit certains ici. Jamais je n'avais pensé à me lancer dans ce genre de projet. Beaucoup de temps, d'effort aussi, j'ai dû sévèrement activer le p'tit artisan qui me pousse aux fesses lorsque je dois me bouger le cul, avec pour principal objectif de vous intéresser au fil des semaines au destin de Koko Owens. En tout cas, c'est bon pour améliorer son orthographe clown !!!
Et ce qui est sûr, et que ce soit posé une bonne fois sans le forum,cela n'aurait certainement pas vu le jour.

J'espère que d'autres commentaires seront postés ici, vu le nombre de clics sur la page (près de 100 depuis le post du dernier épisode).
Effectivement, depuis des mois, j'ai remanié tout le récit (surtout" le début chaotique"), et je ne cesse de le reprendre entièrement.  Je suis même en train de modifier la fin Koko Owens Blues - Page 4 794303  C'est une histoire qui n'en finit pas!!!!

En attendant, j'ai des questions, en particulier l'utilisation (qui m'a bien amusé) de vos pseudos aux uns et aux autres tout au long de l'histoire. Je ne vais pas les reprendre tous, vous vous êtes reconnus, j'imagine. Puis-je les laisser tels quels dans le récit?
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Message par Phil cotton color Lun 28 Aoû 2017 - 13:42

T.Jiel a écrit:En attendant, j'ai des questions, en particulier l'utilisation (qui m'a bien amusé) de vos pseudos aux uns et aux autres tout au long de l'histoire. Je ne vais pas les reprendre tous, vous vous êtes reconnus, j'imagine. Puis-je les laisser tels quels dans le récit?

Pour ma part c'est sans problèmes, et puis j'l'aime bien ce général Colour... Wink
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Message par Invité Mar 29 Aoû 2017 - 10:30

Ce matin, j'étais en balade en VTT " nucléaire " Wink  dans les monts aux alentours de chez moi  et arrivé en haut d'une côte, je tombe sur cet endroit qui m'a fait penser au " Bout du Creux "  Cool

Une petite cabane en bois, au creux de la falaise bien à l'abris des vents avec une belle vue, bon pas sur la mer mais pas mal quand même... Laughing


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Message par Chufere Mar 29 Aoû 2017 - 22:50

Merci T.Jiel pour ce récit passionnant ! cheers
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Message par Invité Mer 30 Aoû 2017 - 7:20

Et voilà, je viens de lire la suite... ( j'aime bien prendre mon temps...)  Smile

Bravo et merci à toi pour tous ces bons moments, j'aime bien les histoires qui se terminent sans le mot FIN.. ( To be continued...? ) Wink

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Message par T.Jiel Sam 9 Sep 2017 - 17:46

Merci à vous Phil, Jungle, Pape et Chufere. cheers
Hi hi, cette histoire, c'est comme les haricots verts du jardin, quand y en a plus, y en a encore! clown  
Alors, comme j'ai remanié le début et la fin, je vous mets ça quand même. Aussi pour ceux et celles qui ont ouvert 350 fois la page depuis le dernier post. Allez après, là, ce sera vraiment terminé. Je n'y toucherai plus. Y aura plus qu'à concourir pour le Goncourt 2019. Koko Owens Blues - Page 4 794303


Donc, le début...





Koko Owens Blues

Chasseurs d’étoiles



T.Jiel


  Le présent récit est une fiction. Les principaux personnages qui l’animent n’ont donc pas existé.
  L’un de ses fils conducteurs est ce courant musical puissant qu’est le blues. Création des afro-américains, le blues est né aux États-Unis à la fin du XIXème siècle, dans le Delta du Mississipi. Il n’aurait jamais vu le jour hors du terrible contexte ségrégationniste qui caractérisait les relations au quotidien de la population blanche dominante avec ses anciens esclaves noirs.




 "Quoi qu’en aient dit dans le passé certains musicologues savants et académiques, le Blues est bien un style musical à part entière, et donc un art, faussement naïf, même si « art naïf » est le qualificatif qu’on lui accole parfois, et si c’est l’apparence qu’il donne. Mais au-delà du plaisir procuré par l’écoute immédiate qui peut être ressenti par chacun, c’est un art qui ne s’apprécie comme tel qu’après une longue intronisation. Et le paradoxe est aussi que c’est un art qui ne se pratique surtout pas en essayant de « faire de l’art », mais en pensant simplement à s’exprimer. Au-delà des techniques instrumentale et vocale sur lesquelles on peut toujours progresser, le reste, le plus important, ne s’apprend pas !" 

                                                                                                                          Général Phillip Coton Colour, Mémoires



"Si le bukra (l’homme blanc) vole jamais, comment ça se fait que le nègre est ici?".
                                                                                                 
                                                                                                                  Proverbe des anciens esclaves de Caroline du Nord
                                                                                                                      (Le pays où naquit le blues de Alan Lomax).

                                                                   


1



   Le gars était entré pour des examens dans le service de cardiologie où je bossais. C’était en 1968. Pas hier, donc. Il devait rester deux jours, donc passer une nuit chez nous. J’étais de garde,  c’est comme ça que j’avais fait sa connaissance.  
   Comme il était resté éveillé longtemps, et que l’on n'était pas trop débordés par le boulot,  j’avais pris le temps d’échanger avec lui. Côté santé, ça n’était pas trop brillant, il avait déjà fait un infar quelques semaines avant qui n’avait pas été détecté. Il était temps qu’il s’inquiète ! Mais ce qui m’avait frappé, c’est qu’il n’avait pas l’air de s’en faire réellement. On en voit passer, qui font les courageux ou les bravaches, mais qui ne peuvent pas complètement cacher la trouille qui monte lorsqu’ils apprennent qu’ils entrent d’un coup dans le rouge, qu’il y a pour eux du sursis dans l’air. Lui, non. Vraiment. On sentait vibrer chez lui une énergie tranquille et solide.
Son séjour fut prolongé de vingt quatre heures, je le retrouvais donc le lendemain soir, et nous pûmes ainsi échanger un peu plus. Sur le moment, ce type m’avait intéressé. Puis, les examens terminés, il était reparti vers sa vie, et je finis par oublier complètement cette rencontre.
  Infirmier, tu en vois défiler, des gens, même si chaque personne est unique, si chaque personne est un univers. Du moins c’est ce que mon boulot m’a appris au fil des années.
  Le hasard fit que je devais à nouveau le revoir, près de dix ans plus tard. Là, c’était plus grave. On l’avait tiré in extremis d’un coma qui lui aurait certainement été fatal sans les premiers soins des pompiers qui l'avaient amené. Il passa trois semaines dans le service. Nous reprîmes alors tout naturellement nos échanges. En fait, c’est lui surtout qui parla. Au fil des jours, je me suis laissé absorber complètement par le récit qu’il me fit. A la fin, je prenais même des notes.



  C’est l’histoire de cet homme que je voudrais vous raconter.



Et là on saute aux deux derniers chapitres...



62



  En décembre, quelques jours avant Noël, Koko et Lise étaient installés un soir avec François et Lynn autour de quelques verres d’alcool, dans le salon de la maison du bourg. Un bon feu de bois crépitait dans la cheminée.
  François et Lynn préparaient un nouveau voyage pour les États-Unis, prévu pour mars. Ils étaient invités à participer à quelques shows TV autour du documentaire et du concert filmé par la seconde chaîne française. François envisageait d’en profiter pour arpenter le Mississipi plus profondément, rencontrer de nouveaux musiciens, filmer, dessiner.  Koko était enfoncé dans un fauteuil, son fauteuil, et écoutait alors la conversation d’une oreille seulement, légèrement somnolent. Il regardait vaguement les étincelles et les flammèches monter dans l’âtre. C’était amusant et un peu hypnotisant. Jusqu’à ce que cet éclair fulgurant lui vrille l’intérieur des épaules. Au même moment, Lise qui lui tenait la main cria « Koko ! ». Lui s’était affaissé doucement, le menton sur la poitrine, inanimé. Second infarctus. Plus méchant, celui-là.
  Stupeur. Affolement. François tenta un massage cardiaque. Les pompiers de Port en Bessin, efficaces, arrivèrent moins de vingt minutes après le coup de fil. Koko était toujours inconscient lorsqu’ils  l’emmenèrent. Centre hospitalier de Bayeux, puis direct le CHU de Caen. Lorsque l’ambulance y franchit le sas des urgences, Koko n’était pas revenu. Les gars s’affairaient toujours autour de lui à tenter de le ramener par ici. Mais il était resté accroché ailleurs, loin.
  Lise avait fait le voyage auprès de lui dans les ambulances, et François et Lynn avait suivi derrière en voiture. Phillip et Anne les rejoignirent, prévenus par leur frère. Vers trois heures du matin, Koko n’avait toujours pas refait surface.

  Moi, bosser la nuit, j’ai toujours aimé ça.
  La nuit où il fut amené, il se trouve que j’étais à la réception des urgences. Je bossais depuis 74 au CHU de Caen (j'avais quitté Louis Pasteur à Cherbourg où j’avais commencé ma carrière d’infirmier à la suite d’une embrouille idiote avec l’infirmière chef de cardio).
  Au début, je n'ai pas remis le type. Il fallait assurer en vitesse, il était parti loin. Il me semblait bien que je l’avais déjà rencontré. Oui, j‘en était sûr. Et c’est en lisant son nom dans son dossier que ça m’est revenu d’un coup. C’était à Cherbourg. Il y avait plusieurs années de ça. Un type d’origine américaine, oui, c’était ça… J’avais passé quelques bons moments avec lui…

  Ce coup ci, il était accompagné. La famille était là. Ils attendaient, ils se rongeaient les sangs. A chaque fois c’est la même chose. L’angoisse. Alors je faisais gentiment le relais entre le block et la salle d’attente. Pour l’instant, on ne savait rien, les toubibs étaient même plutôt pessimistes, c’était le genre de situation qui pouvait traîner longtemps. Je cherchais tout de même à les rassurer, ça fait partie de mon boulot :
  -Honnêtement rien n’est gagné, mais vraiment, tout peut arriver. Les massages que vous avez pratiqués dès que c’est arrivé ont fait du bien. On ne pouvait pas faire mieux.
  La femme, sans doute son épouse, m’intriguait. D’un calme étonnant, toute repliée à l’intérieur derrière ses verres aveugles, mais antennes déployées. Et ses antennes, je les sentais. Je m’adressais à elle :
 -Il n’en est pas à son coup d’essai, votre mari, non ? Je crois l’avoir déjà rencontré, madame, vers 68 ou 70 au CHU de Cherbourg, c’est ça ?
  Elle se tourna vers moi, mais resta muette. C’est l’un des fils, le plus âgé, je le sus plus tard, qui répondit :
  -En effet, notre père y avait passé des examens.  Depuis il faisait gaffe, on pensait que  le coeur tenait bon.
  Vers cinq heures du matin, on l’emmena dans une chambre médicalisée, toujours inconscient. On ne pouvait rien faire de plus. Sa femme fut autorisée à rester à le veiller.
  Un drôle de moment. A chaque fois que je passais dans la chambre, je la trouvais qui chantait doucement près de lui en lui tenant les mains.
  On en était là lorsque je quittais le service. La suite, ce sont les collègues de jour qui me l’ont raconté. Le plus jeune des fils fit un aller retour dans la matinée et était revenu avec une guitare. Vous savez, le genre dobro. Celui là en toute apparence avait bien servi. J’eus d’ailleurs l’occasion plus tard d’entendre cette guitare. Et la voix de la femme aussi. Il se mit à jouer doucement. Les collègues laissèrent faire, il fallait tout tenter, n’est-ce pas, et on sait comme les personnes en coma profond peuvent parfois rester reliées avec la surface des choses. Pourquoi pas ? Le miracle, c’est que le gars serait alors revenu doucement. Josy, une fille du service  avec laquelle je m’entends bien, était présente dans la chambre à ce moment là. :
  -Il y avait un truc un peu magique dans l’air. C’était beau, cette musique. J’ai tout de suite vu les doigts du gars bouger entre les mains de sa femme. Au bout d’une vingtaine de minutes, ses paupières ont commencé à frémir. J’étais hypnotisée. Il se passait manifestement un truc. Je suis allée chercher Alain Dargoul, le toubib, qui a rappliqué vite fait. Dans ces moments là, chaque seconde compte. Effectivement, l’activité cérébrale reprenait. Tu sais, Dargoul, il n’est pas trop bête. Il a eu la présence d’esprit de ne pas précipiter les choses, et décida d’attendre encore un peu. Lui aussi, je le voyais bien, sentait qu’il se passait là un truc pas ordinaire. Je crois que c’est ça qui l’a sauvé. Les yeux du gars se sont ouverts vers 11h. Aussitôt, on n’a fait ni une ni deux, on te l’a embarqué vite fait en réa. Le gars avait été bien sonné, mais il revenait.






63




  Le soir, lorsque je repris mon service, il avait réintégré sa chambre et dormait. Et elle, elle était toujours là, à côté, lui tenant les mains, et lui parlant de temps en temps. On avait demandé aux autres membres de la famille de le laisser jusqu’au lendemain. Il avait besoin de repos. Durant la nuit, lorsque je passais voir, je la trouvais toujours éveillée. Elle me souriait alors sans parler, avec un signe de la main pour me signifier que tout allait bien. Sur le petit matin, lorsque je suis passé, il était réveillé. Pouls, température, tout était correct. Il était manifestement fatigué, même s’il m’est plus difficile de lire la fatigue chez les gens de couleur. Elle aussi, d’ailleurs, l’était. Je lui ai conseillé d’aller se reposer, maintenant que son mari était sorti d’affaire. Ce qu’elle a refusé en souriant. Elle avait un sourire doux et étonnement lumineux. Difficile d’aller contre.
  Au matin, je quittais le service. Parce que pour ma part, il fallait que je dorme!

  J’ai été ensuite de repos deux jours de suite. Ça ne m’a pas empêché de joindre Josy au téléphone pour prendre des nouvelles du gars. Il récupérait. Pas de séquelles, il réintégrait le monde des vivants comme s’il avait juste fait un simple aller retour jusqu’au bout du tunnel. Le surlendemain, je m’enquis de nouveau de la situation. Tout allait au mieux. Tout le service le chouchoutait, le gars était facile, la famille discrète et pas emmerdante.
  On le garda trois semaines, avant qu’il ne rejoigne une maison de repos par chez lui, sur Bayeux. Durant son séjour au CHU, sa femme et leurs enfants venaient tous les jours lui rendre visite. Entre deux visites, surtout durant les nuits, nous eûmes à nouveau de nombreux échanges.
  Charlie Owens, né en 1915 quelque part dans le Mississipi, USA. Il avait débarqué avec les troupes américaines en 1944 et était ensuite resté en Normandie auprès de cette aveugle qu’il avait rencontrée durant l’été 44. Nous parlâmes beaucoup. Il avait eu une existence peu ordinaire, m’a-t-il semblé. Du coup, sitôt rentré à la maison, je remplissais les pages d’un carnet de ce qu’il me racontait. C’était un doux. Avec des mains magnifiques. Il s’exprimait très bien, avec un léger accent, d’une voix souvent chantante. Ça lui est d’ailleurs plusieurs fois arrivé de me chanter des trucs de chez lui. Ma connaissance du blues à l’époque se limitait surtout à ce que les grands groupes de rocks en faisait alors. Mais avec lui, on peut dire que je suis descendu à l’intérieur des racines, dans la terre de son Mississipi natal.
  Deux ou trois fois, j’ai eu l’occasion de rencontrer Lise Owens, son épouse. Elle aussi une personne étonnante. Elle devait avoir à peu près le même âge que lui. Ils avaient l’air de s’entendre, ces deux là. C’est rare, hein, tant de proximité, de connivence, chez les vieux couples. On les sentait liés l’un à l’autre solidement. Leurs enfants étaient bien sympathiques aussi, chacun à leur façon. Surtout le second garçon, François. J’appris qu’il se faisait un nom dans le milieu de l’audio-visuel, et qu’il était aussi musicien. C’est d’ailleurs lui qui organisa le petit concert qu’ils firent ensemble au CHU la veille du départ de Charlie.
  Voilà. Vous savez tout.
 
  Allez, pour finir, une dernière petite anecdote. C’était un soir quelques jours avant son départ. Une nuit magnifique, froide avec un ciel dégagé.
  -On voit les étoiles ?, me demanda-t-il.
  Effectivement, par la fenêtre de la chambre de ce monstre de béton climatisé qu’est l’hôpital de Caen, pour ceux qui connaissent, on ne voyait pas grand-chose au dessus.
  -Ça vous dirait, de voir le ciel ?
  Il me regarda :
  -Sûr, mon gars, ça me dirait !
  -J’ai peut-être un truc à vous proposer…
  En fait, nous étions quelques uns à nous retrouver parfois sur le toit de l’immeuble, histoire de se changer les idées. Une vue imprenable, de là haut.
  Le temps de prévenir ma collègue de garde. On en aurait pour une petite demi-heure. Nous enfilâmes des manteaux et hop, dix minutes après nous émergions tous les deux sur le toit du monde. Un ciel sans lune. Ça soufflait bien, là-haut. Et puis, ça scintillait de tous les côtés, sur nos têtes. Je me roulais une cigarette. Il leva le nez et resta silencieux un moment, puis :
  -J’ai la vue qui a sérieusement baissé ces dernières années. Ça fait un moment que les étoiles, je ne les vois plus trop bien, mais je les sens.
  -Dommage, cette nuit il y en a un paquet !
  -Le principal, pour moi, c’est de les savoir là.
  Je l’observais. Son visage était détendu et il souriait, le nez en l’air. Puis il sortit de sa poche une flasque ancienne en argent ciselé. Du Calvados. Un délicieux Calvados.
  -Les étoiles, les petites, les grosses, c’est comme les êtres vivants, c’est comme les gens. Chaque étoile est unique, chaque étoile est un univers, lâcha-t-il au bout de quelques minutes.

Ce en quoi je ne pouvais que tomber complètement d’accord avec lui.






                                                                                                                                                     Le Mans, septembre 2017






Petite bibliographie pour aller plus loin:



- Une histoire populaire des États-Unis d’Howard Zinn  (Agone)
- Le monde du blues de Paul Oliver (10/18)
- Hard times histoires orales de la grande dépression de Studs Terkel  (Editions Amsterdam)
- Louons maintenant les grands hommes de James Agee et Walter Evans (Plon)
- Le pays où naquit le blues de Alan Lomax (Les fondeurs de Briques)
- Soldats noirs américains 1944 d'Alice Mills  (Cahiers du temps)
- La Normandie américaine de Stéphane Lamache  (Larousse)
- Le Petit Prince de Antoine de Saint-Exupéry  ( Gallimard)

 

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Message par T.Jiel Dim 8 Avr 2018 - 15:41

Hé hé, je vois qu'il y a eu 1500 clics ici depuis que j'ai posté le dernier épisode!!!

Après les retours de mon comité de lecture et moult corrections, j'ai continué de bosser le manuscrit. Mais là, ça suffit les conneries, j'arrête. 445 000 signes, 75 000 mots et 145 pages A4 en Times New Roman de 12 sans les dessins (une quarantaine!!), ce qui ferait en format poche un récit d'à peu près 280 pages.
Je part donc à la chasse à un éditeur. 50 courriels pour l'instant. Sans illusions, car au vu de ce que ces derniers reçoivent en terme de manuscrits, des milliers, et ce qu'ils retiennent, rien ou presque, Koko Owens blues devrait finir sa trajectoire dans nos têtes. Mais qui ne risque rien n'a rien, c'est bien connu.

J'ai donc fais un paquet de dessins pour agrémenter le récit, genre ceci :

Koko Owens Blues - Page 4 810

Koko Owens Blues - Page 4 1010

Koko Owens Blues - Page 4 1310

Koko Owens Blues - Page 4 1410

Koko Owens Blues - Page 4 3810

Koko Owens Blues - Page 4 2510

Alors d'ici 6 mois, à défaut d'avoir trouvé l'éditeur de mes rêves, j'en ferai un tirage papier pour le dit comité de lecture et je vous mettrai un PDF à disposition, vu que ce bouquin est né ici. clown

Et je chercherai autre chose pour combler ce qui va nous manquer en terme de pension retraite, ce qui n'est pas facile vu que celle-ci diminue au fil des mois. Suspect
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Message par jb28 Lun 9 Avr 2018 - 9:00

Salut mon T.J Very Happy

as tu contacté cet éditeur ? :

http://fondeursdebriques.free.fr/

au cas où .... (ils ont édité le livre de Lomax "le pays où naquit le Blues")
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